L’appartenance dans le contexte de la migration
Dans son ouvrage intitulé « La Société des individus » (Elias, 1987), la question d’appartenance revêt une signification particulière. En effet, « l’appartenance d’un être humain à une unité sociale de survie donnée » (Elias 1987, p. 245) forme une « empreinte spécifique », un « habitus social des individus » qu’il « partage avec d’autres membres de la société à laquelle il appartient » (Elias 1987, p. 244). C’est sur les bases de cet habitus que se développent « les caractéristiques personnelles » « par lesquelles chaque individu se distingue des autres membres de la société à laquelle il appartient » (Elias 1987, p. 244). Pour Elias, « chez les membres d’une société, à l’étape de développement d’un État moderne, l’expression « caractère national » en tant qu’identité nous-je […] fait partie intégrante de l’habitus social d’un être humain, et c’est lui qui est pris en tant que tel pour s’individualiser » (Elias 1987, p. 245). Dans les sociétés qui font face aux migrations, les questions d’appartenance à la société, et donc également les identités nous-je, sont pluralisées, et on assiste à de nouvelles formes diversifiées d’appartenance ambivalente. Dans les recherches sur la migration, cette diversité a des retombées sur une « nouvelle invisibilité » (Habermas 1985) des termes et concepts utilisés dans le cadre de la recherche empirique, et dans la confrontation avec les sociétés faisant face à la migration. On peut citer à cet égard, par exemple, les travaux de recherche dédiés à la première génération de migrants (Treibel 2003), au « contexte de la migration », et à la « deuxième génération » (Boos-Nünning/Karakasoglu 2006 ; Fibbi/Efionayi 2008 ; Riegel/Yildiz 2011), à « l’histoire de la migration » et à « l’expérience biographique de la migration » (Hamburger 2009), à la « transmigration » comme nouvel espace social (Pries 2010), et à la « transculturalité », désignée également comme « hybridité », « troisième espace » ou « transversal » (Allolio-Näcke/Kalscheuer 2008 ; Hall 2018 ; Hoerder/Hébert/Schmitt 2005). En lien avec ces débats, on assiste à la naissance d’un besoin de réordonnancement des perceptions de base de la migration elle-même. Les paradigmes dogmatiques temporels et topographiques classiques que l’on retrouve dans les recherches sur la migration (Han 2010 ; Treibel 2003) se soustraient à une définition unique au vu des liens et des entrecroisements globaux que l’on observe, et qui prennent de l’ampleur partout dans le monde. Ainsi, par exemple, la migration est, fait nouveau, comprise fondamentalement comme un processus dont l’objectif consiste à déplacer le lieu de vie vers une nouvelle communauté politique (Moch 1997, p. 43) ; on a ainsi suggéré de remplacer le terme de « migration » par le mot « mobilité » (Berding/Bukow 2020), ou bien encore d’utiliser le concept de « plurilocalité » (Reuschke 2010). Et c’est en particulier dans l’espace germanophone que le discours autour de la « post-migration » (Hill/Yildiz 2018), connu depuis les années 1990, a pris une signification importante. Au cœur de ces débats, il y a la critique du terme même de « migration » qui placerait les personnes ayant migré dans une position à part, et parfois par-delà les générations, qui
aggraverait l’exclusion déjà existante, et qui nierait l’existence dans les rapports quotidiens de formes d’appartenance apparues depuis longtemps déjà. Les confrontations et les débats montrent que les représentations traditionnelles selon lesquelles les sociétés seraient des États-Nations (Greenfeld 1993 ; Winkler 1985) sont en pleine mutation. En effet, conceptuellement parlant, dans le cadre des représentations nationales de la socialisation, on parvient encore insuffisamment à comprendre les formes actuelles de migration au sein des sociétés et au-delà de la société (Geisen 2015). Alors que dans l’État-Nation, l’accueil de nouveaux venus dans un cadre migratoire s’oppose à la représentation de la nation comme une unité de population et de territoire, seule une représentation républicaine de l’État et de la société ouvre des possibilités d’accueil des nouveaux venus. En effet, dans une conception républicaine de la démocratie, un changement de société constitue une condition de base, alors que dans une conception nationaliste, les changements sociétaux, et notamment les changements apportés par la migration, sont vus comme une exception. Dans les faits, aujourd’hui, les États se présentent sous des formes mixtes réunissant tant des éléments nationalistes que des aspects républicains. Il en est de même pour l’univers de représentations national et culturel des États-Nations, et Elias parle ici du « caractère national » (Elias 1987, p. 244), toujours insuffisamment orienté vers les conditions actuelles des sociétés confrontées à la migration, où la migration est perçue comme la normalité individuelle et sociale. Au vu de ces conditions sociétales, la question de l’appartenance fait l’objet des discussions les plus diverses. En relation avec ces univers de représentations sociales en vigueur dans les pays qui connaissent classiquement l’immigration, le discours autour du « belonging » (Castles/Davidson 2000) est décrit comme un « processus de négociation » (Hoerder 2002) individuel et social, alors que dans les États plus fortement constitués autour de l’État-Nation, la cohérence sociale ou « social coherence » (Vertovec 1999) liée à la migration occupe davantage le devant de la scène. Indépendamment de l’état d’esprit qui imprègne chaque type de société, dans des sociétés hétérogènes ayant une histoire longue et diverse avec la migration, le besoin de créer de nouvelles formes « d’identité nous-je » (Elias 1987, p. 245) se fait sentir, et celles-ci apparaissent depuis les années 1960, avant tout dans les discours sur l’identité et les politiques identitaires (Geisen 2004 ; Geisen 2008). C’est pourquoi, dans les recherches sur la migration, l’attention est attirée avant tout sur les concepts d’appartenance qui tiennent compte de la position sociale, dans le champ de tension entre la manière dont on se voit soi-même et l’image toute faite de l’étranger (Geisen 2007), qui voient la création de l’appartenance comme le résultat d’un processus de négociation (Yuval-Davis 2011), et qui relient l’appartenance du point de vue émotionnel comme sous l’aspect du bien-être et du bonheur subjectifs (Korteweg/Yurdakul 2016). À cet égard, dans les recherches sur la migration, l’apparition du sentiment d’appartenance est décrite notamment comme une tâche active et créatrice exécutée par les migrantes et migrants, et, notamment, comme « travail d’appartenance » (Mecheril 2003), comme « combat pour l’appartenance » (Riegel 2004) et comme « making home » (Boccagni 2017 ; Leung 2004). Au vu des travaux déjà réalisés, il devient évident que, dans les sociétés modernes où la migration est courante, on assiste à une pluralisation des formes d’appartenance.
Ces différentes formes d’appartenance sont une caractéristique centrale des sociétés modernes, mais, dans les différents aspects sociétaux, elles sont encore insuffisamment prises en compte comme telles. En relation étroite avec cette pluralisation, on a le fait que cette appartenance est devenue un travail de réalisation individuel et social. Ainsi, l’appartenance sociale et culturelle n’est plus considérée comme allant de soi, car c’est activement que l’appartenance individuelle et sociale doit être créée, et elle lance donc un nouveau défi sociétal qui fait son apparition parmi tant d’autres. L’ambivalence de l’appartenance comme forme essentielle de l’existence humaine, où la configuration spécifique nous-je se crée à l’échelle individuelle et sociale, se montre sous son vrai jour dans un contexte migratoire. En effet, par les nouveaux arrivants, les besoins individuels et sociaux d’appartenance se renouvellent, aussi bien pour les migrantes et migrants qui sont les « outsiders » que pour ceux qui sont « établis » (Elias/Scotson 1993) depuis longtemps dans la société où ils vivent. Les configurations nous-je de l’appartenance sont ainsi soumises à la pression du changement à laquelle les individus et les sociétés peuvent réagir de manières très diverses. Parfois, les changements qui en résultent sont perçus comme une menace entraînant des réflexes de défense, de peur et de violence, car les personnes concernées veulent maintenir les modes d’identification déjà existants (Mergner 1998, p. 135 et suivantes). Une attitude professionnelle est encouragée tout particulièrement par ce développement. En effet, pour pouvoir relever ces défis en évolution permanente dans un contexte migratoire, des capacités et des compétences sans cesse renouvelées et remises à jour sont nécessaires dans le travail professionnel d’interaction. C’est la raison pour laquelle le développement du professionnalisme repose nécessairement sur la création itérative d’un processus d’apprentissage et de formation professionnel permettant d’apporter une contribution active à l’obtention d’une « multicultural conviviality » (Back/Sinha 2018 ; Gilroy 2005).